Synesthésie : Quand les ondes sonores et colorées entrent en résonance
Par Caroline DURIS
Compositrice, musicienne et coach pour le cinéma
Je ressens les couleurs de manière viscérale. Certaines harmonies me blessent autant que des fausses notes en musique, comme des taches. Depuis toujours, je perçois des couleurs associées à des sons, à des textes, à des parfums, qu’ils portent une dimension artistique ou non. J’ai imaginé qu’il en était ainsi pour chacun d’entre nous. Ce n’est que très récemment, lors de mon diagnostic d’autisme (syndrome d’asperger), que j’ai compris qu’il s’agissait d’une particularité sensorielle.
Ma passion pour la couleur s’est éveillée grâce aux nombreux musées que j’ai fréquentés depuis l’enfance. J’ai été émerveillée par les œuvres de Paul Klee, Yves Klein, Soulages, Rothko, Kandinsky, Kupka, Nicolas de Staël, Sonia Delaunay, Simon Hantaï, Matisse…
J’ai aussi été fascinée par la dimension colorée de certaines mises en scènes de ballets contemporains. Née d’un père ingénieur architecte et d’une mère coloriste, autrefois danseuse, je suis très sensible aux couleurs de nos environnements et aux énergies qui en émanent.
Ma passion provient aussi de mon observation de la nature. J’aime me réfugier dans la forêt afin de m’imprégner des variations de couleur et de lumière, écouter le vent et les animaux.
Ma première spécialité est le piano.
C’est une passion dévorante. Je donne des concerts et j’enseigne au conservatoire.
J’ai étudié la couleur avec ma mère, Martine Duris, coloriste graphiste et professeur aux Arts Décoratifs de Paris, alors que je suivais les cours d’harmonie au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. La théorie de Johannes Itten développée dans son Art de la couleur présente de nombreuses concordances avec le système tempéré et cela m’a vivement intéressée. Le vocabulaire musical et celui des couleurs, sont très proches. Il y a des tonalités, des nuances, des couleurs qui chantent, des harmonies et des gammes de couleurs …
Je travaille avec le logiciel de vidéo Isadora, qui offre une myriade de nuances colorées. Après une exploration prolongée des potentialités de cet outil, ainsi que de celles du logiciel audio Ableton Live, je me suis engagée dans le concept de voyage synoptique, qui implique l’articulation de la couleur et du son en temps réel.
J’ai par exemple programmé un piano numérique de façon à ce que chaque touche soit assignée à une nuance. J’ai ainsi conçu des palettes de séquences colorées sensibles aux décibels et aux fréquences, selon la manière dont je joue, que ce soit au piano acoustique ou sur des machines. Les couleurs réagissent au son de manière à façonner une expérience polysensorielle au caractère hypnotique dans le cadre de laquelle les différentes manifestations se confrontent, se répondent, et s’harmonisent en catalysant des connexions dormantes entre l’audition et la vision, la visée artistique étant entre autre de plonger le spectateur dans un état second que l’on pourrait qualifier de superposition perceptive, ce qui a souvent pour effet de provoquer une certaine confusion cognitive en terme de perception spatio-temporelle notamment, renforçant encore davantage la force d’attraction étrange exercée par la composition. Ainsi dès lors qu’on se détourne de la musique, la couleur nous y ramène presque instantanément, et si à l’inverse on se coupe de la couleur un manque singulier se déclare de telle sorte que la lumière et le son ne peuvent exister l’un sans l’autre, notre cerveau subissant leur interdépendance de part cette difficulté à se détacher de l’enchevêtrement des ondes.
“Lost Debussy” et “Other dream”, Caroline Duris
J’aime traduire mes sensations colorées au piano et à travers des sons enregistrés électroniquement
J’y ajoute mes perceptions visuelles au moyen de vidéos, de graphismes et de formes colorées que je réalise au pastel, à l’huile ou à la gouache, comme dans l’œuvre “Lost Debussy”
Lorsque je pense à mon projet couleur et musique, le jaune d’or s’impose, un jaune chaleureux et joyeux. Un jaune de lumière et de fête. J’ai une grande fascination pour les couleurs et c’est une joie de pouvoir m’y fondre.
Lorsque je pense à un son chaud, je perçois une atmosphère très sombre, proche du noir. C’est une sensation qui s’impose. Ainsi, j’aime improviser dans les sons graves du piano pour retrouver cette atmosphère sombre qui souvent me réconforte. Sensation que j’ai traduite en électro et vidéo : pianobunker, avec la couleur verte qui s’associe au noir pour donner de l’oxygène. Il y a une dimension inquiétante dans ce rapport de sons et de couleurs qui me plaît aussi. Une anxiété qui nous maintient en vie.
“Pianobunker”, Caroline Duris
Il y a des perceptions de couleur reliées à des températures, comme le contraste chaud froid, si bien décrit par Itten dans sa théorie des 7 contrastes. En musique, il peut être traduit par exemple par des nuances, c’est-à-dire les variations du volume sonore (décibels), dans un effet d’éloignement / rapprochement, ou par une réverbération sur un logiciel audio pour obtenir un effet sec / mouillé ou rouge orangé / bleu vert, que l’on peut aussi obtenir au piano par différents touchers.
Il existe une infinité de moyens sonores pour traduire ce contraste qui donne un effet de rêve que j’ai explorés dans “Other dream”.
J’aime aussi inventer des séquences de style techno destinées à la danse. J’associe souvent leur dynamisme à la couleur rouge, que j’assimile à l’impulsion, au danger, à la passion.
“Extralight”, Caroline Duris
Le bleu m’inspire beaucoup également, évoquant souvent la douceur et le rêve, comme dans ce jingle :
Parmi mes expériences, j’ai programmé un clavier numérique de façon à ce que chaque touche corresponde à un son et à une couleur associée, sur un fond qui s’illumine du noir au blanc, du grave vers l’aigu, comme l’avait déjà imaginé le peintre du fantastique Arcimboldo au XVIème siècle. Le résultat est assez ludique et j’apprécie sa portée humoristique.
“Color noise”, Caroline Duris
Enfin, à l’occasion d’un concert, j’ai créé des couleurs en vijing pour Okna de Eben, pour trompette et orgue. Cette œuvre possède la particularité d’avoir été composée d’après des vitraux de Chagall. Mes vidéos accompagnent la musique vers la même impulsion colorée, comme le résume ici l’affiche.
Comprendre les phénomènes sonores et colorés
Comme le révèle Kandinsky, la couleur est très présente dans le domaine musical. De nombreux écrits en témoignent, depuis Platon qui associait des couleurs au chant des sirènes, et plus tard Kepler dans son Harmonie des sphères au XVIIème siècle.
“Les couleurs sont les touches d’un clavier, les yeux sont les marteaux, et l’âme est le piano lui-même, aux cordes nombreuses, qui entrent en vibration”
Vassily Kandinsky
Dans la volonté de comprendre les phénomènes sonores et colorés, je suis constamment à la recherche d’ouvrages qui peuvent m’éclairer.
J’apprécie les essais qui présentent des passerelles entre différents domaines et explorent la couleur de manière conceptuelle comme La fonction de la couleur dans la musique de Theodor W. Adorno.
“Comme de longs échos qui de loin se confondent
En une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent…”Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
J’aime les témoignages synesthésiques qui donnent un sens à mes intuitions. Chez Debussy, inspiré par Baudelaire, « les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ».
Scriabine avait une passion pour les synesthésies et avait tenté de mettre au point un clavier de lumière, tout en rêvant aussi d’un orgue à parfums. Il avait nommé Mystère son projet artistique (inachevé). Comme au sujet de Licht de Stockhausen, Il s’agit d’une volonté de création d’une œuvre d’art totale, le « Gesamtkunstwerk », concept issu du romantisme.
Parallèlement à ces recherches esthétiques et musicologiques, je me penche aussi sur la synesthésie en tant que phénomène humain (atypique ?).
La synesthésie est la perception d’un phénomène qui associe des sensations de diverses natures. Elle se manifeste de différentes manières : quand l’activation d’un domaine sensoriel induit aussi une sensation propre à un autre domaine sensoriel, par processus cognitif (lors d’une opération mathématique par exemple, une couleur peut se manifester), ou juste par l’apparition d’une émotion qui se propage d’un domaine sensible à un autre.
Le domaine du cinéma m’interpelle aussi au sujet de la couleur. Cela me semble une évidence lorsque je regarde L’enfer de Clouzot, les films de David Lynch, Wong Kar Waï, Tarkovski, Greenaway, ainsi que chez Julia Ducournau ou Leos Carax par exemple.
Au cinéma, la couleur a souvent une fonction symbolique, esthétique, et narrative, parfois structurante, comme des cellules thématiques ou des leitmotivs au cœur d’une symphonie. Je pense à la fixation sur le rouge particulier d’Almodovar.
Dans le domaine littéraire, j’aime l’idée du blanc chez Perec.
Je suis subjuguée par certains écrits d’Albert Camus comme par exemple Noces ou l’Été. Les couleurs et les lumières sont ici extrêmement bien évoquées, vivantes. On ressent physiquement la couleur. La synesthésie est fascinante à explorer aussi à travers les œuvres littéraires. Par exemple, dans Le Château des Carpathes de Jules Verne, qui préfigure le cinéma, nous pouvons vivre des hallucinations, et dans Le Parfum de Patrick Süskind, nous éprouvons un envoûtement olfactif.
J’aime les ouvrages dont les titres apportent des promesses synesthésiques :
L’impact de la couleur sur notre bien-être
Mes recherches portent aussi sur la danse, son pouvoir énergétique en relation avec la musique et la couleur, dans une onde cohérente qui nous porte. Je suis fascinée en particulier par Pina Bausch ou Caroline Carlson. Dans la création contemporaine d’aujourd’hui, j’aime les couleurs d’Hofesh Shechter, qui participe aussi à ses œuvres en tant que musicien.
Dans une autre perspective : celle du soin et du bien-être, j’étudie l’impact que peuvent avoir les couleurs sur notre santé. Parallèlement, sur le plan sonore, j’observe les fréquences et leur incidence sur nos états émotionnels, ainsi que par exemple les effets possibles du son binaural sur la guérison.
Je consulte parallèlement les données accessibles de la physique quantique qui peuvent nous aider à mieux comprendre les couleurs en tant qu’ondes et leur impact en tant que transfert d’énergie.
Les grandes instances politiques et commerciales ont compris depuis longtemps l’impact des couleurs et des sons sur les individus, considérés en tant que consommateurs. Il est important de connaître les effets de ces ondes et de comprendre les codes qu’elles véhiculent, afin d’être libre de ses choix et de se protéger des injonctions que nous recevons quotidiennement et qui nous éloignent d’une vie saine. J’aime initier les gens à l’art de la couleur, leur parler de la couleur, de son impact et de sa beauté.
Parallèlement, je développe mon concept d’atelier d’immersion sonore colorée : « la couleur énergétique ». Dans cette perspective, j’ai créé par exemple une expérience sur la cohérence cardiaque en relation avec les quatre éléments. Il s’agit d’un matériau malléable destiné à être joué sur scène, avec une possibilité d’action sur le son et la couleur en temps réel, selon l’effet recherché. Les couleurs ici retranscrivent des états émotionnels en lien avec les énergies diversifiées insufflées par les éléments naturels.
Immergés dans la couleur, l’âme et le corps se ressourcent…
“4 éléments”, Caroline Duris
Les manifestations du potentiel de la couleur
En conclusion, le potentiel de la couleur se manifeste pour moi sous différents angles : esthétique, symbolique, émotionnel, énergétique et magnétique. J’envisage la couleur comme champ ou pôle. La couleur, comme un champ magnétique, transporte une énergie, et à travers son onde, sa vibration, transmet une aura.
Les couleurs peuvent avoir une relation sur le corps, comme l’a révélé la philosophie indienne. Les chakras, situés le long de la colonne vertébrale, coïncident avec des couleurs et éprouvent leur rayonnement.
Les associations multisensorielles délivrent des sensations parfois extatiques et développent d’une manière étonnante certaines facultés intellectuelles : lecture et déchiffrage rapide, compréhension d’une structure, mémorisation, mise en relief de certains paramètres esthétiques ou logiques. Elles nous offrent une énergie précieuse.
Ces sensations et cette énergie évoquent ce que l’on vit tous dans notre enfance à travers nos jeux et nos questions. Nous pouvons les retrouver aujourd’hui dans l’enchantement des couleurs et des sons.
D’autre part, ma démarche synesthésique est un puissant vecteur d’intégration culturelle, comme l’est déjà l’apprentissage d’un art en soi. Savoir tisser des liens, créer des associations, permet de mieux comprendre les codes et les enjeux de notre société. Ainsi les individus peuvent mieux s’intégrer, acquérir plus d’autonomie et être plus libres et épanouis.
Très intéressant et très détaillé. Bravo !