Handicap ou dépendance, quand des ajustements de couleur spécifiques apportent de vraies solutions de confort

Par Nicolas QUET, Designer Couleur, Matière et Finition

Avr 27, 2022

Lorsque les concepteurs se confrontent à des situations de handicaps, ils doivent tenir compte de différences dans l’appréhension et l’expérience de l’environnement. Si les réponses apportées correspondent à un public dit “handicapé” alors il y a de grandes chances pour que ces mêmes réponses soient aussi bénéfiques pour un public dit “valide.”

Concevoir pour des situations de handicap ou de dépendance exige de la part des concepteurs un effort : celui de tenir compte de paramètres qu’ils ne peuvent pas toujours expérimenter ou véritablement connaître. Concevoir dans un contexte de handicap bien précis ne nécessite pas forcément de vivre ou d’avoir vécu dans ce contexte, néanmoins, il est incontournable pour les concepteurs de s’informer sur le périmètre de leur intervention.

C’est en observant une situation simultanément avec recul, distance et aussi au plus proche, en récoltant des informations directement auprès des personnes concernées et de leur entourage, que les artistes et designers élaborent des pistes de travail cohérentes. Les propositions de design se baseront sur des constats et ne seront ni appauvries, par un manque de connaissances, ni fantasmées, par un excès d’empathie, de bienveillance ou d’idées reçues. Les exemples présentés dans les prochaines lignes prouvent que lorsque les designers planchent sur les particularités d’un handicap, leurs propositions enrichissent l’environnement pour tous, sans distinction. Chaque personne n’ayant pas la même perception de son environnement et n’étant pas sensible aux mêmes informations, il est de la responsabilité des concepteurs de jongler avec les paramètres, forme, couleur et matière afin de proposer des solutions inclusives. Inclusives parce qu’elles doivent assurer pour tout un chacun, un accès équitable à un service, à un loisir ou une information. Les démarches de design inclusif tentent de considérer la diversité des usagers, la diversité de leurs besoins, capacités, aspirations, et de proposer des solutions capables de couvrir la plus grande variété de situations possibles.

Un travail d’enquêteur minutieux

Avant l’élaboration d’une proposition d’aménagement, il est crucial pour les designers de passer par une étape d’immersion. Cette prise de contact permet d’apprendre à connaître les personnes engagées dans un projet, d’apprendre des usagers, d’observer leurs façons de pratiquer les espaces. Il s’agit de saisir la globalité d’un contexte, pour ensuite envisager comment les caractéristiques observées du ou des handicap(s) peuvent servir de fondations aux propositions d’aménagement. C’est grâce à ce travail rythmé par des entretiens, des questionnaires, des temps longs d’observation, que les concepteurs peuvent établir un état des lieux, non exhaustif, en partie subjectif, mais néanmoins rigoureux. Cette immersion assure la compréhension des spécificités d’une situation de handicap ou de dépendance et permet de cibler des manques à combler, des besoins à considérer.

“Marion a pris le temps de discuter avec tous et d’observer les enfants.”

Clémentine Waxin

L’artiste et designer Marion Lamarque propose d’améliorer l’arrivée de l’EPSM (établissement public de santé mentale) situé dans la métropole de Lille. Cet établissement accueille de jeunes enfants atteints de troubles du spectre autistique. Son intervention concerne le coloriage d’un long mur en brique afin qu’il devienne un élément bien repérable dans le paysage et serve de repère agréable, signalant l’arrivée vers l’entrée du centre. Avant d’intervenir sur le mur en brique longeant l’entrée du centre horticole de l’EPSM de l’agglomération lilloise, Marion Lamarque rencontre Clémentine Waxin, éducatrice spécialisée dans les troubles du spectre autistique, et passe du temps sur place, discute avec tous et observe les enfants.

AVANT-APRÈS
“Interactions chromatiques : Le Passage”, Marion Lamarque
Œuvre réalisée dans le cadre d’une résidence de l’artiste à L’EPSM de l’agglomération lilloise du 20/08/2019 au 28/03/2020, avec le soutien du Programme Culture-Santé de la DRAC-ARS des Hauts-de-France

Il s’agit, non seulement d’accorder de l’attention à ceux qui vont contribuer au projet, mais aussi de s’informer sur le centre horticole de l’EPSM qui rassemble plusieurs essences et donne un visage unique au centre. Les couleurs de son intervention sont élaborées à partir des végétaux du centre et des aspects de leurs feuillages. Le projet ne peut que s’intégrer de façon cohérente dans le site puisqu’il prend en compte des spécificités propres au lieu investi et se nourrit du savoir des botanistes présents sur place. Réussir à inclure chaque personne concernée par un projet est un réel défi, qui assure en grande partie la pérennisation du projet en question. L’adhésion commune relève des compétences en communication de l’artiste ou designer et non seulement de la qualité de sa proposition. Chaque projet est un événement perturbateur, dans le sens où il impacte le quotidien, vient animer des équipes et demande de l’investissement personnel. Ce changement peut être difficile à accueillir, tant pour les enfants que pour tout le personnel encadrant et soignant.

Le secret résiderait-il dans la participation et l’action menées collectivement ?

Quel que soit le handicap ou la dépendance concerné, que les handicaps soient physiques ou psychiques, l’objectif premier des designers interrogés est de faire participer chaque personne désireuse de s’investir. 

Dans le cas du projet mené par Isabelle Rodier, la designer invite les familles et les médecins à donner leurs ressentis, à exprimer leurs doutes, dans le but de choisir les harmonies collectivement. Le projet de Marion Lamarque inclut complètement les enfants, leurs parents et le personnel encadrant dans la réalisation de l’œuvre Interactions chromatiques située à l’entrée du centre horticole de l’EPSM de l’agglomération lilloise. Pour ce projet, celles et ceux qui le souhaitaient ont eu la possibilité de peindre certaines briques des murs. 

Une œuvre participative, qui exige de la concentration, et laisse aux participants le plaisir d’expérimenter une activité transgressive : peindre sur les murs en pouvant dépasser…

“Interactions chromatiques : Le Passage”, Marion Lamarque

Laisser le choix et pouvoir exprimer ses goûts

Avec ou sans handicap, avec ou sans dépendance, chaque individu doit pouvoir avoir la possibilité d’intervenir pour rendre son environnement agréable et adapté. Lors du projet Nuances d’Êtres, mené par la designer social, Manon Pouillot, les personnes sont invitées à s’exprimer et à composer un gris-gris représentatif de leurs préférences.

C’est par le choix de couleurs, de morceaux de tissus, de petits accessoires, que la personne exprime ses goûts, ses singularités. Cette activité réalisée en groupe devient un prétexte à la discussion, les matériaux servent à exprimer ce qui ne peut pas l’être verbalement.

Dans un autre projet mené par Manon Pouillot, la revisite du bavoir utilisé au moment du repas, est un prétexte à la conversation. Échanger sur la couleur, le motif ou le tissu à employer renforce la convivialité du moment. Le projet est alors une opportunité d’apprendre à connaître les résidents et résidentes, de découvrir leur histoire, leurs préférences, qui peuvent être des informations utiles dans les soins quotidiens.
Dans les deux projets de Manon Pouillot, il est important de relever l’importance que prennent les supports non verbaux dans la prise en charge de handicaps et de dépendances.

Nuances d’Êtres et Habit de repas, Manon Pouillot, MAS Le Chêne de l’Association Fondation Bompard

Concevoir pour assurer plus de dignité

Tous les projets cités précédemment cherchent à adapter l’environnement, par l’usage de la couleur, à des situations spécifiques de handicap ou de dépendance.
L’objectif de ses aménagements est bien d’en tirer des conclusions qui permettront de mieux concevoir pour que tout un chacun se sente à l’aise dans son environnement.

Les propositions des designers et artistes présentés par le réseau COLOR THE LIFE ont répondu à des besoins spécifiques : rendre plus agréable une marche de trente mètres pour Marion Lamarque, donner des repères à des enfants atteints de différents handicaps pour Jean-Gabriel Causse et Isabelle Rodier, redonner de l’élégance à des dispositifs dégradants dans le cas de Manon Pouillot ou encore questionner l’expression des goûts personnels et la mémoire des personnes, quand les mots ne suffisent pas.

“Je souhaite redonner de l’élégance à des dispositifs dégradants”

Manon Pouillot

Trop de situations sont encore aujourd’hui irrespectueuses et violentes pour certaines personnes, parce qu’elles ne tiennent pas compte de situations de handicap ou de dépendance. 

Nous sommes tous et toutes potentiellement à un moment de notre existence dans une situation de handicap. Les handicaps ou les dépendances ne sont pas toujours visibles et ne sont pas toujours “lourds.” Le design peut intervenir pour rendre plus lisible et accessible ce qui doit l’être pour tous. Un mobilier inadapté, une couleur mal choisie génèrent de l’exclusion. Le réseau COLOR THE LIFE est convaincu que la couleur dispose d’un potentiel encore largement sous étudié et sous-estimé.

Si nous pensons aux situations de handicaps et de dépendance, elles sont trop multiples et variées pour pouvoir donner une unique réponse parfaitement universelle. Il relève pourtant de la responsabilité des designers, artistes et concepteurs de définir une déontologie qui assure la prise en compte de ses situations. Pour que tous les usagers soient le plus possible placés au centre des projets de design, méfions nous surtout du point de vue de la personne “valide” qui considère que la personne handicapée est “diminuée”, “restreinte” ou avec moins de capacités.

La tâche est loin d’être simple et nécessite la mise en commun des expertises. Une mise en commun qui pourrait être illustrée par les projets de Jan Gartska et Miguel Neiva qui élaborent des outils permettant de comprendre le daltonisme et de faire des choix de couleurs adaptés à la fois aux daltoniens et à tous les autres.

 

La couleur facilite les interactions non-verbales

La couleur est une information décryptée par nos yeux et notre cerveau, il s’agit avant tout pour nous, êtres humains, d’une information visuelle. Utiliser la couleur c’est aussi faire appel à nos émotions et aux connotations qui varient selon les individus. Nous partageons néanmoins, dans notre culture, quelques principes, des codes que nous associons aux couleurs : par exemple le rouge pour communiquer le danger ou dire “stop.”

La couleur est bien un moyen de communication non verbal, que la designer Marion Lamarque choisit d’utiliser pour signaler une entrée, la rendre repérable, attirante et accueillante.

La vitrophanie agrémente non seulement la surface de la vitre de formes d’animaux mais impacte aussi l’environnement proche qui reçoit une lumière filtrée par les adhésifs qui en prend la teinte. Ces projections participent à dynamiser l’environnement, modulées par les variations d’intensité lumineuse au fil des heures.

Le projet de mise en couleur de la cour du Regain (un hôpital de jour pour jeunes enfants autistes), et celui mené par Jean-Gabriel Causse au centre de répit de Pierrefeu du Var accueillant également des enfants atteints de troubles du spectre autistique, utilisent tous les deux la couleur pour son potentiel à véhiculer des informations. Elles servent à définir des zones, de jeux ou de repos. Les couleurs, appliquées en petites quantités sur des détails (parfois cachés) comme des lettres ou des animaux stimulent la mémoire et provoquent des interactions : les enfants montrent du doigt, cherchent les lettres et les animaux, suivent un parcours de lettres colorées et placées dans l’ordre alphabétique.

Plusieurs projets présentés par le réseau COLOR THE LIFE concernent les troubles du spectre autistique. Ces troubles impactent la perception de l’environnement et plus généralement des choses qui ne sont pas comprises de façon globale. La couleur permet de pallier cette incompréhension globale et vient clarifier des zones, donner des fonctions, lier les espaces.

“Interactions chromatiques : La Cour”, Marion Lamarque.
Œuvre réalisée dans le cadre d’une résidence à L’EPSM de l’agglomération lilloise du 20/08/2019 au 28/03/2020, avec le soutien du Programme Culture-Santé de la DRAC-ARS des Hauts-de-France

“Les enfants qui présentent des troubles du spectre autistique ont des difficultés dans le domaine des interactions sociales, de la communication et des comportements comme par exemple des intérêts inhabituels ou répétitifs.”

Clémentine Waxin

Suite à la rencontre avec Fanny, la psychomotricienne du REGAIN, les formes rondes associées à un camaïeu de bleus seront plébiscitées. Ces deux éléments se retrouvant sur des outils de travail utilisés par la psychomotricienne, ils sont propices aux connotations positives pour les enfants. Formes rondes et bleues seront alors disséminées dans la cour extérieure, et permettent de faire mentalement et visuellement des liens entre les émotions positives vécues avec la psychomotricienne et des moments de jeu.
Cette modification de la cour peut provoquer chez un enfant le rappel d’un souvenir positif ou l’envie d’explorer plus sereinement la cour.

NOS PROJETS EN VIDÉO

Pour aller plus loin, découvrez les présentations des différents projets cités dans cet article

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